Extrait - S'il suffisait d'un été

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Lexie


Je baisse ma fenêtre pour inspirer à pleins poumons l’air
de la campagne. Ça m’avait manqué ! Les gens de la ville se
plaignent que ça pue, mais c’est faux. En tout cas, pas tout le
temps. Aujourd’hui, ça sent le foin fraîchement coupé. Les
cheveux au vent et les deux mains sur le volant, je regarde
le paysage familier défiler sous mes yeux avec un sentiment
partagé. Même s’il y a quelque chose de douloureux dans le
fait de remettre les pieds ici, je dois être honnête, c’est beau, chez nous.


Une maison.
Un champ.
Des vaches.
Une maison.
Un champ.

Ce n’était pas dans mes plans de revenir m’installer à l’Île-Ville. Vraiment pas ! En dix ans, je peux compter sur les doigts d’une main les visites éclair que j’ai effectuées dans mon village natal. Les funérailles de ma grand-mère. Noël. C’est plutôt ma famille qui vient me visiter, selon l’endroit où je me trouve dans le monde. Sauf que voilà, la santé de mon père décline, et il a besoin de relève à la fromagerie. Pouah !

Moi, la relève ? Je n’ai jamais rien voulu savoir de l’entreprise familiale. J’ai prévenu mes parents : je peux donner un coup de main avec les tâches administratives, mais c’est temporaire. J’adore mon métier de traductrice qui me permet de voyager d’un pays à l’autre. Je sais que le rêve secret de papa est de prendre sa retraite et que ses deux enfants lui succèdent, mais ça n’arrivera pas. Je veux bien aider cet été, mais pour le reste, je laisse ça à mon frère. C’est lui, le futur directeur de la Fromagerie St-Martin.

J’éteins la radio pour me calmer. La boule dans ma poitrine grossit au fil des kilomètres que je franchis, au point d’avoir du mal à respirer. J’ai eu un premier vertige en descendant de l’avion. Je sais comment ça se passe, dans le coin. Les rumeurs courent vite. Je serai le sujet de conversation numéro un pendant des jours, et franchement, je ne suis pas du tout prête à affronter la tempête. Seigneur, j’ai besoin d’une longue douche chaude, d’un sac de fromage en crottes, de dormir douze heures… Puis la douleur lancinante dans ma dent me rappelle que je vais chez le dentiste cet après-midi. Il y a ça de merveilleux d’habiter dans une petite place, mon père n’a eu qu’un coup de téléphone à donner pour m’avoir un rendez-vous d’urgence. J’ai perdu un plombage en croquant un bonbon dur. Trois jours que je mastique uniquement du côté gauche, j’ai hâte qu’on me répare ça !

Je ralentis en apercevant au loin des vaches traverser le chemin. Ça me fait sourire. Il n’y a pas de trafic ni de feu de circulation ici. Les seules excuses qu’on peut donner pour justifier un retard, c’est de rester coincé derrière un tracteur ou un troupeau d’animaux qui se suivent d’un pas traînant. Plus j’approche, plus leur grosseur m’impressionne. La route traverse les terres de M. Nadeau. Tous les jours, il emmène son bétail dans ses champs de l’autre côté de la rue.

Une vache plus petite que les autres s’écarte de son rang et trottine vers moi. Elle a de belles taches picotées. Une rebelle qui entraîne quelques amies dans sa fuite. Merde, elles se dirigent tout droit vers ma voiture. Je roulais déjà à la vitesse d’un escargot, mais j’appuie sur les freins pour m’immobiliser complètement, de peur de les blesser. J’ai aussitôt un doute. Malgré le fait que j’appuie de toutes mes forces sur la pédale, la Yaris qu’une vieille connaissance m’a prêtée pour l’été ne s’arrête pas. Pourtant, je n’ai eu aucun problème durant tout le trajet ! Les yeux à moitié fermés, je grimace d’horreur. Le scénario dans ma tête est effrayant : moi qui percute le troupeau à dix kilomètres à l’heure. Tsé, de quoi faire jaser tout le monde au village pendant des décennies.

Les trois coquines jouent autour de la voiture. Mais c’est quoi, ça ? Je mangeais du tartare de saumon à Nice pas plus tard qu’hier, et là, je fonce sur des vaches avec un char qui ne veut pas freiner. Plusieurs options défilent dans mon esprit, mais je ne sais pas laquelle fait le plus de sens. J’avance si lentement que je pourrais ouvrir la porte et sauter du véhicule. Et puis, quoi ? Je regarde la Yaris s’échouer dans le bétail ? Je pourrais klaxonner. Peut-être qu’elles auraient peur et qu’elles libéreraient la route ! Je pense aussi à couper le moteur. À tourner le volant vers le fossé. Je m’imagine expliquer l’accident à la propriétaire. Ouais, vois-tu, j’ai essayé d’éviter des vaches…

Alors que je gesticule en leur criant de se tasser, un bras passe soudainement devant mes yeux. À travers mes nouvelles amies qui entourent maintenant la voiture encore en marche, la moitié du corps d’un homme s’infiltre par ma fenêtre pour atteindre la console. Mes lèvres se retrouvent plaquées contre sa joue. J’ai un mouvement de recul. Euh, c’est un peu intrusif, là ! Je l’entends tirer sur le frein à main.

— C’est bon, tu peux couper le moteur.

Je réalise que le véhicule est enfin immobilisé. Toutes les vaches sont encore debout. Sur l’adrénaline, je m’exécute pendant que le gars se redresse, tout en restant penché à la hauteur de ma fenêtre.

— Merci…

Je me heurte alors à un regard étonné.

— Lexie ?

Wouah ! Je savais que j’allais croiser Noah Graham en revenant ici, mais je n’avais pas prévu que ça arriverait dès le premier jour. Son t-shirt blanc contraste avec ses bras bronzés. Ses cheveux châtains sont parsemés de mèches blondes ébouriffées par le vent. Pendant des années, je me suis souvent demandé à quoi il pouvait bien ressembler en vieillissant. Je ne l’ai jamais trouvé sur les réseaux sociaux. Ce que j’ai devant moi dépasse toutes les visions que j’en ai eu ! Ses yeux couleur whisky sont toujours aussi intenses. Ils aspirent ton âme jusqu’à te couper le souffle.

— J’étais derrière avec mon tracteur, dit-il pour justifier son intervention. J’ai bien vu que quelque chose allait pas.

J’essuie mes mains moites sur mes cuisses. Je me suis demandé mille fois comment je réagirais si je tombais sur lui par hasard. Dans les scénarios que j’ai imaginés, il n’y a jamais eu de museau de vache près de son visage. On dirait bien que la coquine rebelle veut assister à nos retrouvailles. On échange un rire silencieux, ce qui détend l’atmosphère.

— Je crois que c’est les freins, mais c’est la voiture d’une amie, donc je sais pas trop.

Il pince les lèvres, puis regarde autour de lui.

— J’ai une chaîne sur mon tracteur, je vais te tirer jusqu’au garage pour y jeter un oeil.

Je gigote sur mon siège. Je ne suis plus très loin de chez mes parents, je vois l’enseigne de la fromagerie d’ici. C’est la même depuis deux générations, mais elle a été entretenue avec soins. Un joli panneau de bois entouré de fleurs. Je détache ma ceinture, Noah recule pour me laisser ouvrir la portière. J’ai les jambes molles après toutes ces heures à conduire. Ou c’est l’effet de le revoir. Il était beaucoup moins bâti à l’époque. Il était grand et très mince. Pas mince dans le sens d’élancé, mais plutôt comme quelqu’un en mauvaise santé. Il avait toujours l’air épuisé. Je pense que son père le faisait travailler beaucoup. Les Graham ont d’immenses champs de maïs. C’est leur spécialité. En voyant le tracteur et son jean sale, j’en déduis que Noah oeuvre encore sur les terres familiales.

— Si ça te dérange pas, je prendrais mes affaires et me rendrais directement à la maison. Je suis crevée.

Cette conversation qu’on n’a jamais eue quand je suis partie, il faudra bien l’avoir un jour ou l’autre. Mais pas aujourd’hui. Avec le décalage horaire, je ne sais même plus quel jour on est. Noah hoche la tête. Je devine qu’il voudrait me parler, mais qu’il juge que ce n’est pas le bon moment. On se trouve au milieu de la route, entourés de vaches. Je le sens dans mon ombre pendant que je me dirige vers le coffre pour prendre mes bagages. Pourquoi toutes ces années de silence, Noah ? On était jeunes. Même pas officiellement un couple. Pourtant, c’était fort ce qu’il y avait entre nous !

Je n’ai pas besoin de grand-chose quand je voyage. Un sac à dos, une valise sur roulettes… Je veux saisir la poignée, mais Noah me devance. Nos mains se touchent.

— Si tu veux attendre, je peux revenir avec le pick-up pour t’éviter de marcher avec tout ça.

S’il savait combien de kilomètres j’ai dû faire entre les étages de l’aéroport de Paris pour prendre mon vol. Me rendre jusque chez mes parents n’est qu’une petite balade en comparaison.

— Ça va aller, merci.

— D’accord.

Il piétine. On dirait qu’il ne sait pas quoi faire, comme s’il était soudainement timide. Trop mignon. Il glisse ses mains dans ses poches.

— Noah…

— Écoute, dit-il en même temps que moi, ce qui nous fait rigoler.

Les conducteurs des voitures qui se sont accumulées derrière nous en ont marre d’attendre. Ils tentent de nous dépasser sans heurter les animaux. M. Nadeau essaie de les rassembler, mais plusieurs ne coopèrent pas. Noah pointe derrière lui.

— Je vais aller l’aider.

J’agite la main. Pas de problème. Il fait un pas en arrière.

— Content de te revoir, Lexie, souffle-t-il avant de tourner les talons.

Je le regarde ouvrir les bras pour empêcher une vache égarée de s’éloigner davantage. Elle ne fait que le fixer avec un air bête. Il tente de la faire avancer en la poussant à deux mains, mais elle ne bouge pas d’un pouce. Il finit par baisser les bras. Mon éclat de rire le fait se retourner. Eh oui, je trouve ça drôle qu’une vache se moque de toi. Elle finit par faire demi-tour par elle-même, et Noah secoue la tête en la suivant pour la guider. C’est réconfortant de le revoir. J’avais peur que ça se passe mal. Je réalise que les problèmes de santé de mon père sont peut-être la raison officielle de mon retour à l’Île-Ville, mais je crois que j’avais besoin d’un prétexte. Je viens surtout chercher des réponses. Et seul Noah Graham peut m’en donner.