Extrait - S'il suffisait d'un automne

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Marianne 

 

Le vent frais chatouille ma nuque, ce qui déclenche une avalanche de frissons dans tout mon corps. Je devrais faire comme les autres et aller me chercher une couverture, mais je perdrais ma place. J’ai la meilleure chaise. La seule avec un coussin. En plus, elle berce. Bon, le gazon est inégal, mais elle berce ! C’est mieux que la vieille souche sur laquelle est assis Liam, ou le banc étroit et chambranlant à côté de la glacière. Je secoue les épaules pour chasser la sensation de chair de poule qui ne me lâche pas, puis je tends les mains vers les flammes. Mais même le feu d’Alex ne réussit pas à me réchauffer, c’est signe que les belles soirées d’été sont derrière nous. Pauvre Alex. Bien qu’il soit notre généreux préposé aux bûches, on finit toujours par chialer. Il y a trop de tisons ou trop de fumée…

Mon regard est attiré par du mouvement derrière Lexie. La silhouette de Noah se détache de la pénombre. Un doigt devant ses lèvres, il m’implore de me taire pendant qu’il approche lentement. Je pourrais jouer à la soeur chiante et lui faire rater son coup, mais je ne le fais pas. Il est trop mignon avec elle. Tellement plus épanoui. Il est carrément une nouvelle personne depuis que cette fille est revenue à L’Île-Ville !

Elle discute tranquillement avec Léandre, son jumeau, sans se douter de ce qui se trame dans son dos. Je me force à maintenir une expression neutre pour ne pas alerter les soupçons. Noah se penche, puis l’entoure de ses bras. Elle bondit en se débattant.

— Noah Graham, je déteste quand tu me fais faire des sauts !

Ça réveille Milo, le vieux chien de Noah. Il jappe un coup en regardant autour de lui, un peu confus. Rapidement, les cris de Lexie se transforment en fou rire alors que mon frère lui dévore le cou. Je les observe avec adoration, jusqu’à ce qu’Alex lance une énième bûche dans la vieille cuve de sécheuse qui sert de foyer. Une envolée de tisons me voile la vue.

— Merde, Alex, fais attention, grogne Liam en le poussant.

— Oups ! Désolé…

Alex s’écarte tandis que Liam redresse la cannette de bière entre ses pieds, la même qu’il sirote depuis une heure.

— Je peux pas croire que je me marie la semaine prochaine, lance soudainement Zack, les mains dans les poches et le regard hypnotisé par les flammes.

— Il est pas trop tard pour te sauver en courant ! réplique

Liam, soulevant une vague d’hilarité autour de nous. Zack renverse la tête en arrière pour boire les dernières gorgées de sa cannette, puis la lance avec les autres au sol. Il replace sa tuque, même s’il n’avait pas besoin de le faire. Une habitude. Je me demande s’il l’enlèvera le jour de ses noces. Elle était d’un orange éclatant dans une autre vie. Son temps est fait, mais il refuse de s’en débarrasser malgré les menaces de sa future épouse.

— C’est pas ça, soupire-t-il. On travaille depuis des mois pour préparer l’événement. Tout ça pour une seule petit journée !

— Je dirais plutôt, tout cet argent pour une seule journée, se moque Alex en chassant la fumée avec son bras.

— Si je me marie un jour, ce sera un pique-nique sur le bord de l’eau, lance Liam. Un beach party. Tout le monde en maillot.

— Non, riposte Noah, toi, tu ferais ça assis sur le capot de ta Nissan !

Tout le monde éclate de rire, sauf Zack.

— Arrêtez, vous me stressez !

Il est le premier de la gang à se marier. On a tous été sous le choc quand il a fait sa grande demande à Andréa au jour de l’An. On était autour d’un feu, comme maintenant. Il a posé un genou dans la neige pendant que Liam faisait calciner des guimauves. On a cru que c’était une blague.

— T’es trop jeune pour te passer la corde au cou ! avait rigolé Alex entre deux gorgées de bière.

Je pense surtout que notre surprise trahissait un fond de nostalgie. Les années passent. On est devenus des adultes et chacun bâtit sa vie de son bord. Ce mariage est symbolique pour notre groupe tissé serré. Bientôt, on aura tous d’autres priorités. Des obligations de grandes personnes. On ne se verra plus aussi souvent. On sera tous coincés dans un quotidien bien rempli qui nous éloignera sournoisement, sans qu’on s’en rende compte.

— On t’aura pas fait d’enterrement de vie de garçon, dit Léandre, déçu.

Lui, c’est le petit nouveau dans notre clan. Il détonne avec ses souliers chics et son linge qui pue le fric. Je ne l’ai jamais vu avec le même chandail deux fois de suite. Il est moins snob depuis que sa soeur sort avec Noah. Ou peut-être qu’on a appris à le connaître. Sa réputation de fils de riche à la tête  folle lui collait aux fesses. Paraît qu’il en a fait, des conneries, le beau prince, durant ses années d’études à Boston. Il dirige maintenant la fromagerie familiale.

— La faute à qui, han ? riposte Alex. On a reporté trois fois notre virée dans les bars de Québec à cause de toi !

— Je travaille tout le temps ! On fera un petit quelque chose cette semaine…

Les gars se mettent à débattre des différentes options possibles pour célébrer la fin du célibat de Zack, mais je ne les écoute pas vraiment. Je suis plutôt intriguée par la façon dont Lexie me fixe. Je plisse les yeux.

— Lexie St-Martin, qu’est-ce que t’as manigancé ?

Elle pince les lèvres. Son regard brille. Hum, c’est louche.

— T’as l’air d’une petite fille qui a fait un mauvais coup.

— Attends de voir avec qui je t’ai jumelé pour la danse au mariage, glousse-t-elle.

Je hausse un sourcil. On a toutes nos tâches pour aider Andréa. Elle n’en dormait plus ! Elle est infirmière et passe plus de temps à l’hôpital que chez elle dans une semaine. On ne la voit pas souvent dans nos soirées. Je m’occupe donc du traiteur. Constance, la soeur de Liam, gère la décoration et Lexie coordonne les discours, les animations du DJ, etc. Je ne rate pas son coup d’oeil furtif vers Liam. Noah, Alex et lui seront les garçons d’honneur. OK, je comprends. Je secoue la tête.

— T’es pas très subtile.

Je fais partie des demoiselles d’honneur, et un numéro spécial de danse opposant les gars et les filles est prévu durant la soirée.

— Ben quoi ? se défend-elle en dégageant une mèche bouclée collée au coin de sa bouche. Vous étiez tous les deux plus drôles quand vous baisiez ensemble.

J’ai un pincement au coeur de l’entendre dire ça. Liam et moi, c’était… Je ne sais pas exactement ce que c’était, mais il me manque. Je l’observe gesticuler pendant qu’il discute avec les autres. Le vert de ses yeux est chaleureux à la lueur du feu. Il repousse souvent ses cheveux d’un geste rapide et distrait. Notre relation s’est terminée aussi vite qu’elle avait commencé le soir où on a joué à vérité ou conséquence à une fête. C’était stupide. Un défi lancé par Alex. On s’est embrassés sous les éclats de rire de nos amis éméchés. Avant cet accident de parcours, il était seulement le meilleur ami de mon frère, rien de plus.

Le problème est que j’ai besoin de mon espace dans la vie et que plus je lui demandais de me laisser respirer, plus il devenait inquiet. Chaque fois, il s’imaginait que je n’étais pas bien avec lui. Ça n’avait rien à voir ! Je ne suis pas toujours habile pour nommer les choses. Je peux être directe, surtout quand je suis agacée. Une fille a bien le droit de vouloir relaxer toute seule devant Netflix ! Il tripe sur les séries comme The Walking Dead, alors que je préfère les documentaires. Je veux m’écraser devant la télé et ouvrir une canne de sardines sans personne pour chialer que ça pue. Je veux regarder Senna sans entendre parler toutes les trois secondes.

On en revenait toujours aux mêmes discussions. Liam voulait qu’on soit un couple officiel, mais je ne suis pas faite pour ça. Je suis une solitaire. Très jeune, j’ai dû apprendre à me débrouiller. Il n’y a que sur moi-même que je pouvais compter. J’ai construit mon indépendance financière, en bûchant pour me faire accepter dans un milieu de travail masculin. Je fonce la tête la première depuis toujours sans l’aide de personne.

Il vient d’une famille nombreuse qui joue à des jeux de société après le souper. Ils se font des câlins à tout bout de champ. Ils prennent soin les uns des autres. Je n’ai pas connu ça. C’était trop pour moi. Trop de petites attentions. Trop de  démonstrations de tendresse. Je flippais, alors il se sentait rejeté. Comme le dernier soir où il a simplement tourné les talons et il est parti. Sans claquer la porte. Un au revoir silencieux, mais qui m’a fait plus mal qu’un coup de poing.

J’aurais sûrement dû le retenir.

Je suis peut-être égoïste.

Je n’aime pas qu’on prévoie mon emploi du temps à ma place.

Tout comme je déteste qu’on me rende service si je n’ai rien demandé.

Je l’ai rabroué souvent, alors qu’il essayait seulement d’être gentil. C’est plus fort que moi, je me braque lorsque les gens sont trop fins. Depuis que je suis toute petite, je suis en mode survie. Je ne donne pas facilement ma confiance. Alors, je suis restée seule devant les chandelles et la bouteille de vin dans le seau de glace. Liam descend toujours les escaliers comme une gazelle, mais ce soir-là, il a descendu les marches d’un pas posé, et j’ai su que c’était terminé.

Ça fait trois semaines que l’ambiance est étrange entre nous. Une tension désagréable. Je sais pourquoi Lexie dit qu’on était plus drôles avant. On agit comme si on n’avait pas couché ensemble tout l’été. Il est redevenu l’ami tannant de mon frère, à quelques exceptions près. Un regard à la dérobée. Un frôlement. Mais, on est sur nos gardes. On s’applique à ne pas faire un geste de travers ou à dire un commentaire déplacé.

Je croise les bras d’un air faussement insulté et réponds à Lexie :

— Tu crois qu’en nous forçant à danser ensemble dans un mariage, on se rapprochera et on redeviendra des amants fougueux ?

Lexie acquiesce avec un grand sourire. Petite peste. Je suis tellement heureuse de l’avoir à nouveau dans ma vie. Dans notre  vie. Elle a complètement changé notre dynamique familiale. Son retour après dix ans à l’étranger a brassé pas mal notre petite communauté, mais c’est pour le mieux.

— Ce sera épique ! ajoute-t-elle avec un clin d’oeil.

Je regarde Liam à nouveau.

Ouais, j’en doute pas.