Extrait - Un bébé... ça presse!

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Sally

 

Les yeux à moitié ouverts, je reviens vers mon lit en me traînant les pieds. Je suis de ces personnes qui se lèvent chaque nuit pour un petit pipi. Et chaque maudite nuit, je marche sur un crayon, une pince à cheveux ou un soulier… Cette fois, je me cogne le genou sur le coin de la table de chevet. Je ravale une série de jurons pour ne pas déranger mon coloc. Il y a seulement chez nous que les objets bougent dans le noir pour me narguer ? Je grimace en retournant sous la couette en frottant ma rotule. Je vais sûrement avoir un bleu demain.

Maintenant que je suis bien réveillée, autant combattre l’insomnie en scrollant sur Instagram. Puis sur Facebook, TikTok, BeReal, Reddit. Je m’amuse à taper les noms des filles avec qui je suis allée au secondaire. Je fais ça de temps en temps ! C’est toujours divertissant, et ça me permet d’évaluer si ma vie est vraiment de la marde, ou si je suis normale.

Début trentaine.

Pas de chum.

Pas d’enfants.

Pas de maison.

Un lapin.

Une crème de nuit.

Un profil Netflix avec beaucoup trop de comédies romantiques.

En passant, c’est de la fausse représentation, ces films-là. Il n’y a aucune chance pour que ton amour de jeunesse flushe sa blonde le matin de son mariage pour sauter dans sa Telsa et file te retrouver pendant que tu pleures en boule sur le sofa, certaine de l’avoir perdu à tout jamais. Non, dans la vraie vie, on enchaîne les rendez-vous comme on magasine un bikini. On a beau être fière de notre trouvaille pas chère, on se rend vite compte que le tissu élastique perd sa forme après trois baignades. Pis les hors de prix, tu ne les essaies même pas, parce que juste à les regarder, tu sais que t’auras l’air d’une nouille molle là-dedans.

Quoi de mieux que les réseaux sociaux pour vérifier si c’est moi le problème, ou si je suis devenue une vieille fille frustrée ! J’ai besoin de savoir si je suis la seule à être déçue par les applications de rencontre, ou si mes standards sont trop élevés. La dernière fois, le gars a reçu une invitation de dernière minute pour un match de hockey pendant que j’étais chez lui à siroter un Coke diète température tablette.

— Penses-tu que quelqu’un peut venir te chercher ? Je suis trop serré dans le temps pour aller te reconduire…

Crétin.

Je roule sur le côté en tirant sur mon t-shirt pour éviter d’être entortillée dans le tissu. Oh ! Karine Mercier vient d’annoncer qu’elle est enceinte. Une autre. Les annonces de grossesse pleuvent autour de moi, ces temps-ci. J’entends le mot « bébé » partout. Je descends le profil de Karine. Wow ! Elle est encore  avec Jean-François Marcoux. Ils ont l’air pas mal heureux… Je me demande si elle sait qu’il a embrassé Sylvianne Dumas à un jeu de vérités et conséquences en secondaire quatre.

Je cherche le profil de Sylvianne. Je tombe sur une superbe photo d’elle en noir et blanc qui sourit pendant que son chum pose une main sur son ventre rond.

Marie Carrier a un poupon dans ses bras.

Juliette Pronovost compte les jours avant l’arrivée de ses jumeaux.

Arf ! Je ferme mon téléphone et le balance plus loin. Il rebondit sur la couverture avant de tomber par terre. Toute la planète est enceinte ! J’ai toujours fait ma fraîche en disant que j’aurais mes enfants avant trente ans. L’objectif me semblait plus que réaliste. Le problème est qu’à vingt ans, on s’imagine avoir plein de temps devant nous. Puis en un claquement de doigts, la trentaine te happe, les hormones te frappent de plein fouet, et tu te rends compte que du temps, t’en as plus tant que ça.

Toutefois, je me dis que tout est encore possible. Trente ans ou trente-trois, ce n’est pas la fin du monde, non ? Côté biologie, j’ai du lousse. En plus, fabriquer un bébé, c’est simple. En tout cas, le principe de base est agréable. Une affaire de rien. Un détail de rien du tout complique mon projet : le père. Il me manque la matière première. Je parle d’un vrai papa. Un homme qui veut une famille. Pas un géniteur choisi au hasard en voyage et qu’on ne reverra jamais. Si je calcule les étapes logiques à franchir avant de tenir un nouveau-né dans mes bras, je dois m’y mettre dès maintenant.

1. Trouver l’homme de ma vie. (Étape en développement depuis quinze ans. Aucun espoir potentiel à court terme.)

2. M’assurer que notre couple est solide avant de passer à l’étape 3, sinon, retour à l’étape 1.

3. Concevoir ledit miracle. (Peut prendre plusieurs mois, années. Étape cruciale pour tester l’étape deux. Haut risque de retour à l’étape 1.)

4. Grossesse et accouchement. (Neuf mois. Quarante semaines. Deux cent quatre-vingts jours.)

Pff ! Au rythme où les choses avancent, je risque de passer pour la mamie quand j’irai chercher mon enfant à l’école. Pire, gérer un ado à l’âge de la retraite ? Merde ! 

Je repousse mes couvertures, bondis hors du lit et traverse le couloir. J’entre dans la chambre d’Archer sur le bout des pieds. Je perçois son souffle régulier. Son rideau n’est pas tiré, alors je distingue facilement sa silhouette étendue sur le ventre. Comment fait-il pour dormir à découvert, comme ça ? Moi, j’ai besoin de sentir quelque chose sur mes épaules, même en plein été ! Au moins, il n’est pas nu… Je secoue son bras.

— Archer !

Il marmonne. J’y vais avec plus de vigueur, même s’il est un véritable bloc de muscles impossible à déplacer.

— Allez, j’ai eu une idée !

Il grogne en libérant son oreiller de la poigne de ses bras. Dès qu’il roule sur le dos, je grimpe à califourchon sur lui et martèle son torse de quelques claques.

— Réveille-toi, il faut que je te parle.

— Et ça peut pas attendre à demain ?

— Non, c’est important ! J’ai trouvé une solution à mon envie de bébé et je veux avoir ton avis.

Je ris en le regardant dégager ses cheveux, un peu trop longs à mon goût, de son visage. Je connais Archer depuis toujours. On était voisins. Mon frère est marié avec sa soeur. Ils m’ont demandé de l’héberger à son retour de voyage, le temps qu’il se trouve un appart. Ça fait mon affaire, puisque je travaille de la maison et que les journées sont longues sans voir personne. Pendant qu’il me dévisage avec ses yeux pleins de sommeil, j’admire ses tatouages. Son bras gauche est presque entièrement recouvert d’encre. Le dessin s’étend dans son dos et sur ses pectoraux.

— Encore cette histoire-là ? ronchonne-t-il. Je te l’ai dit, achète-toi un chat si t’as besoin de materner quelque chose.

— On n’a pas droit aux chats, ici. Et j’ai déjà un lapin.

— Oui, mais ton lapin est crétin.

Bon, j’avoue que mon Germain n’était sûrement pas le plus allumé de la portée, mais il est mignon. Archer allait refermer les yeux, alors je me penche et plaque mes mains de chaque côté de sa tête.

— Écoute-moi. J’ai lu au sujet de la coparentalité et je pense que ce serait un scénario parfait pour moi.

— La co-quoi ?

Je me redresse, excitée qu’il me pose la question.

— Coparentalité. C’est un nouveau modèle de famille moderne. Le concept est simple : deux amis décident d’avoir un bébé ensemble. Tu te fais pas chier avec une relation amoureuse qui risque de foirer. Tu pars du principe que deux personnes veulent un enfant, mais sans la vie de couple qui vient avec.

Plus je parle, plus la panique gagne son regard. J’éclate de rire.

— Arrête de capoter, je suis pas en train de te proposer le contrat !

Il attrape mes hanches et me bascule dans le lit pour pouvoir se lever.

— Je vais aller faire du café, je pense qu’on va en avoir besoin pour que tu m’expliques ton plan de fou.